Debout sur le béton, le regard porte plus loin
Premières designers invitées en résidence à la villa Rohannec’h à partir d’août 2018, Les M Studio (duo formé en 2007 par Céline Merhand et Anaïs Morel) ont pour périmètre d’action un vaste secteur qui inclut la villa elle-même, son parc, ainsi que les cabanons situés un peu plus loin en contrebas, au bord de la plage du Valais. La résidence ayant valeur d’expérimentation et d’exploration, il ne s’agit pas ici d’une commande visant à apporter une solution ciblée à un problème clairement identifié. Sans recommandations initiales, les designers sont plutôt encouragées à créer à partir du territoire : ses paysages, ses habitants, ses ressources matérielles et ses usages.
La résidence a débuté par une longue phase de rencontres et d’observation, prenant comme point d’appui la villa elle-même. Construite vers 1900, la villa Rohannec’h était initialement la propriété d’un riche armateur, bien content de pouvoir surveiller le départ et le retour de ses bateaux depuis ses fenêtres. Réquisitionnée par les soldats allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, elle est achetée par le département – alors des Côtes du Nord – pour y installer une école ménagère féminine, devenue ensuite lycée agricole mixte dans les années 1980. Pendant toutes ces années, le lieu abrite aussi des colonies de vacances en juillet et août. Le lycée déménage en 1994, et la villa recueille alors dans les pièces laissées vides des réfugiés bosniaques fuyant la guerre de Yougoslavie. Ce n’est qu’au début des années 2010 que démarre le programme culturel de la villa, peu après l’ouverture du parc au public.
L’intérieur de la maison conserve les traces de ces différentes époques et occupations : carrelages hétéroclites, multiples peintures, couches successives de papiers peints. Comme seul le rez-de-chaussée est actuellement accessible aux visiteurs, Les M Studio décident de rendre compte de cette décoration passée et cachée aux regards. Elles se livrent alors à une collecte de motifs (au sol et au mur) et à des prélèvements des principales teintes colorées présentes à l’intérieur, récoltant les résidus de l’histoire passée de la villa, amenée à disparaître après sa réhabilitation.
De ce travail d’enquête poétique, Les M Studio tirent tout un répertoire de couleurs et de motifs à partir duquel concevoir un objet. Leur choix s’établit sur la production d’un élément de mobilier urbain, à la fois pour se mesurer à l’espace du parc de la villa, mais aussi pour qu’un élément extérieur puisse rendre perceptible l’histoire intérieure, qui n’est pour le moment pas visible. L’autre point qui les a frappées lors de leurs séjours à la villa, c’est l’importance de la vue sur la mer. À travers les nombreuses fenêtres, on voit presque toujours l’étendue bleue, comme si on se trouvait en haut d’une vigie. Les M Studio se fixent donc comme objectif de répondre à un double mouvement d’ouverture : vers l’intérieur (et l’histoire de la villa), mais aussi vers le paysage (par un point de vue en hauteur). D’où le titre qu’elles lui donnent, tout simplement Window, la fenêtre.
Les deux designers définissent un vocabulaire formel simple : un arc en acier galvanisé, un cylindre de béton et une barre métallique à l’horizontale qui encercle le cylindre. L’arc, très présent dans l’architecture de la villa par le biais des fenêtres, sert à cadrer le paysage. Le cylindre constitue le promontoire sur lequel se jucher ; on monte pour mieux voir. La ligne horizontale assure à l’ensemble sa stabilité, visuellement comme structurellement. Le socle en béton, formé de deux parties superposées, est traité pour qu’on puisse en sentir la texture au passage de la main. Les couleurs, douces et harmonieuses, sont celles présentes dans les décorations intérieures de la maison (les granulats colorés à la surface du béton sont ainsi un rappel de ces motifs).
Cette stratification des couleurs et des matériaux renvoie du même coup aux différentes couches historiques incrustées dans les murs de la villa. Toute cette histoire, tous les regards tournés vers la mer sont ici sédimentés dans une forme, celle d’un élément de mobilier urbain. Occupant l’espace public du parc, Window relève certes du mobilier urbain, mais aussi de l’élément de jeu, et dans une certaine mesure de la sculpture. Notamment les « sculptures d’usage », comme les nomme l’artiste Émilie Perotto, celles que l’on peut pratiquer et dont l’expérience esthétique passe par une appréhension physique, comme par exemple les aires de jeu d’Isamu Noguchi, celles de Pierre Székely, ou bien The Big Stone Game d’Enzo Mari à Carrare en 1968.
Les comportements face à Window restent imprévisibles. Installée un peu en retrait à l’arrière de la villa, la structure peut servir à jouer, à se percher pour mieux voir au loin, à se suspendre si on est suffisamment grand, on peut s’y donner rendez-vous, ou bien s’y asseoir (même si la hauteur de 70 cm du socle n’est pas celle d’une assise traditionnelle). On peut lui imaginer beaucoup d’autres fonctions, et il s’en trouvera sûrement des personnes pour en envisager d’autres : une table pour les pique-niques sous le soleil, un lieu d’étirements pour les joggers du dimanche matin, un perchoir pour les oiseaux du parc, ou encore un décor pour photographies de mariage. La fonction de Window n’est pas imposée à l’avance et elle reste constamment à définir. Ce qui fait écho au programme culturel délibérément ouvert et sans cesse en construction de la villa. C’est paradoxalement en faisant le choix de l’indétermination que Window témoigne le mieux de ce qui est constitutif de la villa Rohannec’h, déclinant son projet – résolument mouvant – en une forme palpable, tangible et colorée.
Texte de Lilian Froger, docteur en Histoire de l’art contemporain
Window,
Mobilier urbain
2019
Commande : Villa Rohannec’h et Documents d’Artistes Bretagne